Les troubles sociopolitiques constituent une porte ouverte à l’infiltration des aires protégées. Ceux de 2002 en Côte d’Ivoire ont contribué à l’envahissement de plusieurs parcs nationaux par les populations. C’est le cas du parc national de la Marahoué, situé au centre-ouest de la Côte d’Ivoire, qui figurait déjà parmi les aires protégées les plus humanisées du pays. De 10% en 1986, son taux d’occupation humaine atteignait 41,61% en 2002 (N. K. KOUAME, 2016 p132). La crise socio politique de 2002 a donné un coup d’accélérateur à l’occupation humaine de cette relique forestière avec la quasi-invasion de celle-ci par des populations venues de divers horizons dont le nombre est passé de 4 630 habitants en 1999 () à environ 46 000 en 2016 et 53 000 en 2019 (N. K. KOUAME, 2019 p. 68; S. YEO, 2014 p. 23) soit plus de 10 fois la population vivant à l’intérieur du parc avant la crise. Cette étude vise donc à analyser les impacts de la dynamique de l’installation humaine du parc national de la Marahoué induits par la crise socio-politique de 2002 en Côte d’Ivoire. En plus de la recherche documentaire, les entretiens individuels et collectifs conduits à l'aide de guides d'entretien auprès de personnes relevant de différentes catégories sociales et un questionnaire adressé aux chefs d’exploitation ont permis de collecter les informations requises dans le cadre de cette étude. Les résultats obtenus montrent que la tendance d’humanisation du parc de la Marahoué a connu une accélération depuis la crise socio-politique de 2002. Cette infiltration a eu pour corollaire la forte dégradation du couvert végétal, soit 85,5% de la superficie totale du parc et une importante réduction de son capital faunique.
Socio-political unrest is an open door to the infiltration of protected areas. Those of 2002 in Côte d'Ivoire clearly contributed to the invasion of several national parks by the populations. This is the case of Marahoue National Park, located in the central-western part of Côte d'Ivoire, which was already one of the most humanized protected areas in the country. From 10% in 1986, its human occupation rate will be estimated at 41.61% in 2002. The socio-political crisis of 2002 accelerated the human occupation of this forest relic with the virtual invasion of this forest relic by populations from various backgrounds whose numbers increased from 4,630 inhabitants in 1999 to about 46,000 in 2016 and 53,000 in 2019, i.e. more than 10 times the population living inside the park before the crisis. This study therefore aims to analyze the impacts of the dynamics of human settlement in Marahoue National Park induced by the socio-political crisis of 2002 in Côte d'Ivoire. In addition to documentary research, individual and collective interviews conducted with the help of interview guides with people from different social categories and a questionnaire addressed to the managers of the exploitation sites made it possible to collect the information required in the framework of this study. The results obtained show that the trend of humanization of the Marahoue Park has accelerated since the socio-political crisis of 2002; this has resulted in a strong degradation of the vegetation cover, i.e. 85.5% of the total area of the park and an almost complete disappearance of its fauna.
Keywords
Introduction
Les crises socio-politiques que connaissent les pays africains bouleversent de manière fondamentale les conditions économiques, politiques et sociales des régions touchées avec des effets considérables sur l'environnement, les ressources naturelles et la biodiversité (E. B. Ntumba, 2008 p. 25). Dans ce contexte, les espaces dits protégés ne sont pas épargnés.
En Côte d’Ivoire, la crise sociopolitique survenue le 19 septembre 2002 a eu des impacts significatifs et perceptibles sur l’environnement notamment sur les parcs nationaux et les réserves (S. YEO, 2014 p. 1). Cette rupture sociale a perturbé le système de gestion de ces aires protégées entrainant ainsi une forte invasion de ces espaces et une accentuation des activités anthropiques. Le parc national de la Marahoué en est une parfaite illustration.
Situé dans la zone de transition entre la forêt et la savane au Centre-Ouest de la Côte d’Ivoire, le parc national de la Marahoué a été, depuis sa création en 1968, la cible des activités anthropiques et d’une installation humaine permanente. Ce phénomène s’est amplifié avec la crise socio-politique qu’a connue la Côte d’Ivoire en 2002 qui apparaît comme le point de rupture du processus d’anthropisation que connaissait le parc depuis sa création (S. K. KOUASSI et al., 2017, p. 77). Cette situation a favorisé le déplacement massif des populations paysannes affectées par les affrontements vers les zones non affectées, et a entrainé une recrudescence des activités agricoles dans le parc national de la Marahoué. Ainsi, avec des niveaux de dégradation évalués à 76,55% en 2012 et 85,5% en 2019 (N. K. KOUAME, 2019, p. 285, ONG Afrique Nature International, 2012), ce parc se positionne au premier rang des aires protégées les plus humanisées de la Côte d’Ivoire (N. K. KOUAME, 2016, p. 8). Ces constats soulèvent le problème de la dégradation du parc national de la Marahoué du fait de la crise sociopolitique de 2002. La question centrale de ce travail est donc la suivante : comment la crise sociopolitique a-t-elle contribué à l’accélération de l’humanisation du parc de la Marahoué et, par ricochet, à sa dégradation ? Pour apporter les éléments de réponse, trois questions spécifiques se déclinent, à savoir : quel était l’état de l’occupation humaine du parc national de la Marahoué avant la crise sociopolitique de 2002 ? Quel a été l’impact de cette crise sur la dynamique des infiltrations dans le parc national de la Marahoué ? Quelles sont les conséquences des migrations humaines liées à la crise sociopolitique sur la biodiversité du parc ? L’hypothèse qui fonde cette recherche stipule que la forte infiltration des populations qui s’est opérée pendant la crise sociopolitique de 2002 a accentué la dégradation du parc national de la Marahoué conséquente à une invasion tous azimuts. Cette étude vise donc à montrer (i) la dynamique de l’occupation humaine avant la crise socio-politique de 2002, (ii) l’impact de la crise sur le mode d’occupation du parc national de la Marahoué et, (iii) les conséquences de ces actions sur la conservation de la biodiversité du parc.
1. Méthodes et matériels
Cette section abordera le cadre spatial, les aspects théoriques de cette étude et la méthode de collecte et d’analyse des données nécessaires à la réalisation de cette recherche.
1.1. Cadre spatial de l’étude
Le cadre spatial choisi pour notre étude est le parc national de la Marahoué dont la localisation est
Le parc national de la Marahoué s’inscrit dans un quadrillage défini par les latitudes 6° 55’ et 7° 20’ nord et les longitudes 5° 45’ et 6° 10’ ouest (Figure 1). Il se caractérise par sa transition entre la forêt mésophile (2/3) et la savane boisée (1/3); ce qui lui confère une diversité biologique tant en espèces végétales qu’animales. Aussi, constitue-t-il le maillon central de la diagonale écologique formée par les parcs nationaux de la Comoé et de Taï (S. K. KOUASSI, 2012, p. 2). Dans ce contexte, le choix de cette aire protégée comme zone d’étude se justifie par le fait qu’elle est l’un des principaux parcs ivoiriens les plus soumis aux pressions anthropiques.
1.2. Clarification conceptuelle
Cette contribution mobilise les concepts de rupture et de migration humaine.
- La rupture
Selon le Lexique Glossaire de la Prospective territoriale mis à jour en août 2012, une rupture est une discontinuité parfois progressive, souvent brutale dont la survenance ne résulte pas d'un choix délibéré des décideurs. Pour B. TERTRAIS (2004, p. 768), la rupture se réfère à un événement majeur qui n’avait pas été prévu, ou dont la probabilité de réalisation était jugée négligeable, par la plupart des grands acteurs. Une rupture peut être d’ordres réglementaire, institutionnelle, économique, sociale, politique ou environnementale. Dans le cadre de cette étude, nous retenons que la rupture est liée à la crise sociopolitique qui a secoué la Côte d’Ivoire en 2002, affaiblissant les systèmes de gestion des aires protégées et entrainant ainsi une dégradation marquée de ses ressources forestières et particulièrement celles du parc national de la Marahoué.
- La migration humaine
Selon H. DAMAS (1981, p. 196), la migration humaine est le déplacement d’une population humaine d’un lieu d’origine à un autre pour s'y établir. M. PICOUET et D. Hervé (1997, p. 10) définit la migration humaine comme « un ensemble de déplacements des individus ayant pour effet de transférer la résidence des intéressés d'un certain lieu d'origine ou lieu de départ à un certain lieu de destination ou lieu d'arrivée ». Ici, la migration humaine est donc associée au déplacement des populations humaines de divers horizons pour s’établir de façon permanente dans le parc national de la Marahoué.
1.2. Techniques de collecte et d’analyse de données
La réalisation de ce travail s’appuie sur l’analyse des données qualitatives et quantitatives. Cette analyse repose d’abord sur la revue documentaire relative aux causes des infiltrations des parcs nationaux. En effet, plusieurs facteurs sont à l’origine de l’occupation humaine de ces espaces, mais la crise socio politique de 2002 reste le facteur explicatif dominant de l’invasion des aires protégées en Côte d’Ivoire. A la suite, un guide d’entretien a été adressé aux sous-préfets de Bouaflé et de Bonon, aux chefs des communautés Baoulé, Gouro et Burkinabè installées à l’intérieur du parc national de la Marahoué, au Directeur de la Zone centre de l’Office Ivoirien des Parcs et Réserves (OIPR) et au Chef Secteur de la Marahoué pour comprendre le processus de migration et leur implication dans la gouvernance dudit parc. Les items abordés lors de ces échanges portaient sur les systèmes de gestion du parc national de la Marahoué, les conditions d’installation des populations à l’intérieur du parc, les facteurs explicatifs de ces installations, les tendances d’évolution des populations, les activités économiques de ces populations et l’impact de ces migrations sur l’avenir du parc. Cette étape a permis de comprendre le mode de peuplement du parc, de connaître les différentes ethnies qui y vivent et l’organisation sociale, économique et politique des infiltrés. Quant au questionnaire, la méthode d’échantillonnage choisie est la méthode de choix raisonné. Le questionnaire a été adressé à 240 chefs d’exploitation sur la base de 30 chefs d’exploitation par entité enquêtée. Cette population est repartie dans huit (8) principaux campements dont Blaisekro, Gbangbo Kouadiokro, Maroc, Moussagbê, Assawlêkro, Grégoirefla, Tanokro, Salamgbê et Okou Kouamékro sur 15 campements recensés à l’intérieur du parc national de la Marahoué. Les critères choisis sont la taille des campements (campement dont la superficie est comprise entre 40 et 250 hectares), la démographie et la date de création des campements. Cela a permis de connaître les origines des chefs d’exploitation, la dynamique de l’occupation humaine du parc national de la Marahoué, et de comprendre les conséquences de cette dynamique sur sa biodiversité.
Des données spatiales représentées par les images satellitaires ont été sollicitées pour expliquer l’évolution de l’occupation du couvert végétal. Il s’agit des images Landsat 5 TM scène 197-55 du 16 janvier 1986, Landsat 7 ETM+ scène 197-55 du 20 Janvier 2002 et Landsat 8 OLI du 20 Janvier 2018. Elles ont été acquises à des saisons différentes (saison sèche et pluvieuse) afin de détecter le comportement des végétaux du parc au cours des saisons.
Des cartes d’occupation du sol du parc ont été produites par la classification dirigée et simplifiée par le regroupement des classes. La classe forêt est la fusion des forêts denses semi-décidues, des forêts denses sèches, des galeries forestières et des jachères anciennes. La classe savane est un regroupement des savanes arbustives denses, des savanes arbustives peu denses. La classe zone agricole et des campements est une sommation des cultures pérennes, des cultures annuelles et des jachères récentes, des localités et des sols dénudés pour la préparation des cultures et des brûlis qui sont les zones parcourues par les feux avant la prise de vue. En somme, la cartographie a permis de localiser la zone d’étude, de réaliser les différentes cartes d’occupation du sol suivant la chronologie de notre étude quand le logiciel Excel a été utilisé pour générer les tableaux et graphiques utiles à l’explication des phénomènes étudiés.
2. Résultats
Le parc national de la Marahoué connait une dynamique croissante de sa population humaine depuis sa mise en réserve. Cette croissance a atteint son optimum en 2002 avec la survenue de la crise socio politique en Côte d’Ivoire et a entrainé la disparition progressive voire complète de sa biodiversité. Dans la suite de ce travail, nous montrerons d’une part, les différentes étapes de l’occupation humaine du parc national de la Marahoué et d’autre part, l’impact de cette occupation sur sa biodiversité.
2.1. L’humanisation du parc national de la Marahoué, un phénomène ancien
2.1.1. Une humanisation entamée avant la création de l’aire protégée
Le parc national de la Marahoué fait l’objet d’une occupation, aussi vieille que l’aire protégée, et qui s’est accrue au fil des ans. Le diagramme de la figure 2 indique l’évolution de la population humaine à l’intérieur du parc national de la Marahoué entre 1956 et 2002.
En 1956, en tant que réserve de faune, le parc national de la Marahoué était déjà occupé par 11 chefs d’exploitation. En 1968, lors de son érection en parc national, ce sont 111 chefs d’exploitation qui sont identifiés dans l’aire protégée (OIPR, 2005, p. 25). La colonisation humaine du parc s’est intensifiée au fil du temps. En 1989, à l’occasion du recensement effectué par la SODEFOR à la faveur de la constitution des plates-formes qui sont devenues des zones agro forestières, le nombre de chefs d’exploitation est passé à 1397 (SODEFOR, 1989, p. 3). En 1999, leur effectif s’élevait à 2365 (SODEFOR, 1999, p. 29). Les derniers recensements réalisés en 2002 par l’Office Ivoirien des Parcs et Réserves (OIPR) les évaluaient à 4630. Cette population à l’intérieur du parc était inégalement répartie selon les sous-préfectures environnantes. A. J. AHUI (1999, p. 41) souligne que la sous-préfecture de Bédiafla regorgeait de 372 exploitants quand celle de Bonon abritait 1066 exploitants. Bouaflé et Zuénoula étaient occupés respectivement par 594 et 333 exploitants. La figure 3 présente la part de chacune de ces localités dans le peuplement du parc en 1999.
La zone de Bonon enregistrait 45% des chefs d’exploitants, ce qui en faisait le secteur le plus dégradé du parc. En effet, sa végétation forestière permettait la pérennisation des activités agricoles. Elle demeure donc la grande attraction des populations qui étaient majoritairement des nationaux.
2.1.2. Une migration d’origine nationale avant la crise sociopolitique de 2002
Les populations vivant à l’intérieur du parc national de la Marahoué avant 2002 étaient composées majoritairement d’ivoiriens et essentiellement de Baoulé, Lobi, Sénoufo et de Tagbanan. Le diagramme suivant (figure 4) montre la répartition des populations installées dans le parc national de la Marahoué avant cette date.
Les nationaux constituaient 67% des infiltrés du parc national de la Marahoué en 2017. Cette population était dominée par les allochtones Baoulé dont certains se sont installés en 1956, avant l’érection de cet espace en parc national. La construction du barrage de Kossou dans les années 1970 avec l’inondation des champs à Bouaflé a été un facteur déterminant dans la migration des Baoulé dans le parc national de la Marahoué. Quant aux allogènes représentant 33% de la population installée avant 2002, ils étaient pour la plupart des manœuvres des allochtones et autochtones. Cette diversité nationale et ethnique caractéristique du parc national de la Marahoué est le résultat d’une forte migration des populations de divers horizons tolérée par les autorités en charge de la gestion du parc. La crise sociopolitique de 2002 va donner une autre reconfiguration de cet espace à travers l’intensification de la migration notamment la population étrangère.
2.2. La crise sociopolitique de 2002, porte d’entrée de la quasi invasion du cœur du parc
Les infiltrations observées à partir de fin 2002 dans le parc national de la Marahoué ont été intenses. Elles ont conduit à la création de plantations et, surtout, de campements qui représentent 76% des sites habités qui existent actuellement dans le parc national de la Marahoué. Les anciens campements, quant à eux, ont vu leurs populations doubler. Cette forte infiltration est due à l’arrivée massive des populations étrangères surtout burkinabè occupant tous les compartiments du parc.
2.2.1. Une humanisation désormais à dominance Burkinabè
A partir de 2002, à la faveur de la crise socio-politique qu’a connue la Côte d’Ivoire, plusieurs groupes ethniques se sont installés dans le parc national de la Marahoué. En effet, l’abandon des sites par les agents de l’Office Ivoirien des Parcs et Reserve pendant la crise a favorisé l’arrivée massive des allogènes notamment les communautés Burkinabè. Cette nouvelle vague d’occupants du parc a transformé profondément la configuration socio-économique et démographique du parc national de la Marahoué comme l’illustre la figure 5.
Les enquêtes conduites en 2017 après la crise socio-politique de 2002 montrent que les allogènes représentent désormais 60% de la population vivant dans le parc. Le Burkina Faso avec 59% des populations (Mossi, Groussi, Samo et Dagari) installées depuis 2002, est le pays qui enregistre le plus grand nombre des infiltrés enquêtés dont 54% de mossis. En effet, pendant la crise de 2002, les allogènes, détenteurs de grandes coopératives dans la région, achetèrent de grands espaces à l’intérieur du parc qui seront occupés progressivement par d’autres membres de la communauté venus du Burkina Faso ou des autres régions de la Côte d’Ivoire. Les ivoiriens constituent 40% de la population infiltrée dont 37% d’allochtones. Ces derniers sont des Baoulé, Lobi et Sénoufo qui ont fui les zones assiégées par les Forces Nouvelles pendant la crise de 2002. Ces populations du centre et du pays ont migré dans le parc dans le but de trouver refuge auprès de leurs parents avant de s’y installer définitivement.
2.2.2. De nombreux campements au cœur du parc depuis la crise sociopolitique de 2002
L’infiltration du parc a commencé depuis la création du parc en 1968. Mais, ce phénomène s’est accentué depuis le déclenchement de la crise politico-militaire de 2002. La nouvelle occupation du parc se matérialise par la multiplication des campements qui sont passés d’environ 20 en 2000 à environ 50 en 2019. Ainsi, l’on note une augmentation de 60% des campements entre 2000 et 2019 avec l’existence d’environ 500 hameaux dans ce parc. Ces installations permanentes ont modifié le paysage du parc (figure 7).
2.3. Des migrations post crises qui ont décimé la biodiversité du parc de la Marahoué
La forte occupation du parc national de la Marahoué par les populations depuis sa création en 1968 et surtout depuis 2002 a profondément transformé le paysage biotique du parc.
2.3.1. Une baisse drastique de la surface forestière du parc
La cartographie de l’occupation du sol du parc national de la Marahoué en 1974, 1986, 2002 et 2018 (figure 8, 9 et 10) montre une régression continue de la couverture forestière du parc.
En 1986, les zones humanisées du parc couvraient environ 10 241 ha, soit 45 hectares pour les campements et 10 196 hectares pour les espaces agricoles (Figure 9). Cette occupation humaine représentait environ 10% de l’espace du parc. Ces superficies agricoles se rencontraient au Sud, au Sud-Est et au Nord du parc. Les surfaces forestières étaient de 80 301 ha, soit 79,50 % du parc. Depuis cette date, l’important manteau forestier du parc a subi une forte agression avec l’intensification des activités agricoles.
En 2002, les surfaces forestières sont évaluées à 58 968 ha, soit 58,39 % du parc. Les sites habités, quant à eux, recouvraient 26 835 ha, soit 26,56 % du parc. Malgré l’accroissement de l’humanisation, la dégradation de l’aire protégée était généralement restreinte aux zones périphériques du parc précisément sur les rives sud, sud-est, sud-ouest et au nord du parc (Figure 10).
Depuis la crise politique qu’a connue la Côte d’Ivoire en 2002, le parc national de la Marahoué a été profondément modifié par l’arrivée massive des populations et la multiplication des activités agricoles. On assiste à une dégradation quasi-complète des formations végétales. La superficie dégradée de 2002 à 2018, soit en l’espace de 14 ans, est plus du double de la surface détruite en 34 ans, c’est-à-dire de 1968 à 2002. Le taux de dégradation du parc en 2018 est évalué à 85,55%, soit une superficie de 86 410ha comprenant 1 110 hectares de campements et 85 300 hectares de végétation du parc convertis en plantation de cacao, café, anacarde, hévéa, et palmier à huile. Cette forte dégradation de la flore entraine une disparition de l’habitat naturel des animaux ayant pour corollaire le déclin des espèces endémiques du parc.
2.3.2. Un anéantissement des espèces animales endémiques
La crise sociopolitique de 2002 a accentué la perte de la faune sauvage du parc national de la Marahoué. Cet espace riche en diversité faunique qui explique son érection originelle en réserve de faune en 1956, a perdu sa renommée. Aujourd’hui, il n’abrite que quelques espèces animales surtout dans sa zone de savane. La figure 11 présente l’évolution du nombre de mammifères de 1978 à 2017.
Le parc de la Marahoué connaît une baisse drastique du nombre de ses grands mammifères. Ainsi, la population d’éléphants est passée de 150 individus en 1998 à 70 individus en 1991, soit un taux de réduction de 53,33% (SODEFOR, 1996, p. 26). En 2014, l’effectif est passé à 3 éléphants, soit un taux de disparition de 98% (OIPR, 2014, p. 38). Quant aux chimpanzés, ils sont passés de 1407 individus en 1991 à 50 individus en 2007, soit un taux de disparition de 96,44% (Conservation internationale, 2007, p. 43). La plupart de tous ces grands mammifères sont en voie d’extinction dans le parc national de la Marahoué. En effet, face à la dégradation de l’habitat naturel qui s’observait avant la crise de 2002 notamment dans la zone sud d’obédience forestière, les populations animales vont migrer vers les derniers refuges du parc qui sont désormais restreints à la zone de savane et à sa partie centrale. Mais, la forte humanisation qui va accompagner la crise socio-politique de 2002 va renforcer le phénomène du braconnage, l’exploitation agricole et forestière et la création de plusieurs campements. Toutes ces pratiques ont accéléré la dégradation de l’habitat naturel et par ricochet, la disparition quasi-complète des espèces endémiques du parc.
3. Discussion
Avec un taux de dégradation de la couverture forestière d’environ 58,39% en 2002 (N. K. KOUAME, 2016, p. 131), il ressort que l’infiltration des populations dans le parc national de la Marahoué a commencé avant la crise sociopolitique de 2002. À cette période, les non-forêts (cultures et jachères) étaient généralement situées à la périphérie du parc surtout dans ses parties Sud et Est. La SODEFOR (1989), (cité par KOUASSI, 2014, p. 139) a indiqué que ces pressions agricoles étaient essentiellement le fait des nationaux Baoulé et Gouro, soit 49,64% de Baoulés et 39,94% de Gouros avec une minorité de migrants étrangers notamment les Burkinabè et les Maliens qui représentaient 17,86% des infiltrés du parc. Cette situation a également été observée dans le parc national du Mont Péko. F. AKINDES et al. (2012, p. 17) ont révélé que les pressions agricoles dans cette aire protégée avant la crise socio politique de 2002 étaient essentiellement le fait d’autochtones Guéré.
Pendant les périodes de conflits, les parcs nationaux de l’Afrique connaissent de fortes infiltrations. L’OIPR (2014, p. 45) montre qu’en l’absence d’une autorité centrale forte, la décennie de crise politico-militaire (2002-2011) en Côte d’Ivoire a favorisé l’occupation illégale de nombreuses zones protégées à travers le pays. Selon F. HAVYARIMANA et al. (2018, p. 243), les conflits sociaux récurrents ont entrainé la migration des populations surtout agricoles dans les patrimoines forestiers de l’Afrique centrale. C’est le cas du Burundi où l’instabilité sociopolitique survenue en 1993 a entrainé le déplacement massif de la population constituée majoritairement d’agriculteurs dans ses patrimoines forestiers.
Cette forte invasion due aux différentes crises socio politiques a eu des conséquences négatives sur l’état de conservation de ces espaces mis en défens. Dans le parc national de Kauzi-biega au Sud-Kivu en RDC, les conflits de 1994 à 2002 favorisant la migration des populations vers les parcs nationaux et le bombardement de 100 km² de forêt de bambous, l’un des plus grands camp des réfugiés (Kashusha), a engendré un déboisement important et la destruction des niches écologiques(O. N. SHUKU, 2003, p. 3). Ainsi, sur 3600 éléphants en 1996, 500 étaient abattus en 2001, 3 familles de gorilles touristiques étaient décimées (de 8000 gorilles en 1996, il n’en restait que 1000 en 2001) et des massacres d’antilopes et d’autres animaux sauvages (O. N. SHUKU, 2003, p. 3).
Conclusion
Le processus de la migration à l’intérieur du parc de la Marahoué pourrait être analysé sur une trajectoire historique en deux grandes vagues. Il s’agit de la période de 1956 à 2002 marquée par une migration à dominance nationale notamment des allochtones. Mais, à la faveur de la crise socio-politique de 2002, on assiste à l’inversion de cette tendance plaçant désormais les allogènes au premier rang. Depuis 2002, cette migration est d’origine sous-régionale avec un afflux massif de la population Burkinabé.
Cette nouvelle réalité démographique liée à la rupture socio-politique de 2002 va modifier profondément la biodiversité du parc de la Marahoué. Ainsi, depuis 2017, cette ancienne réserve de faune se caractérise par une occupation humaine permanente sur environ 85% de sa superficie qui amenuise le riche capital floristique et faunique du parc. La poursuite de cette tendance pourrait mettre à mal l’existence de cette aire protégée dans les années à venir.
Cette recherche pose le problème de l’impact des crises socio-politiques, qualifiées ici de ruptures dans une approche prospective, sur la conservation des aires protégées. Elle montre que ces crises fragilisent les systèmes de gestion de ces espaces et favorisent une infiltration qui n’est pas sans effet sur la dynamique de conservation du capital biotique de ces espaces. Elle révèle du coup la faible capacité de réactivité sinon d’anticipation des cadres de gestion de ces espaces protégés face à ces incertitudes qui caractérisent l’avenir.
Dans un contexte sous-régional marqué par la montée en puissance du terrorisme où ces reliques naturelles deviennent des refuges des délinquants, cette problématique devrait prendre de l’importance dans les réflexions stratégiques sur la sécurité et la sûreté des Etats de l’Afrique de l’Ouest en vue de prémunir leurs aires protégées contre ces chocs dans la lutte contre les ingrédients de l’instabilité régionale.
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Auteurs
1Doctorant, Département de Géographie, Université Alassane Ouattara (Bouaké, Côte d’Ivoire), noelkouame32@yahoo.fr
2Département de Géographie, Maître de Conférences, Université Alassane Ouattara (Bouaké, Côte d’Ivoire), kouamsylvestre@yahoo.fr