Frontières délimitant le Nigéria du Cameroun, les Mont-Mandara ont historiquement servi les riverains pour des besoins sécuritaires. Négligés et sans intérêts pour les deux gouvernements, ces montagnes sont devenues des sanctuaires pour des « zarguina » et des coupeurs de routes pourchassés de l’un ou de l’autre côté des territoires nigérian et camerounais. Avec la montée en puissance du terrorisme islamiste au Nord-Est du Nigéria, elles font l’objet de convoitises tant par les victimes du terrorisme qui y voient un refuge que pour les forces armées, déterminées à repousser l’ennemie Boko Haram dont les bases-arrières sont dissimulées derrière cet alignement rocheux. Au regard de cette situation, le contrôle des Mont-Mandara sont un enjeu pour les différents acteurs impliqués dans le conflit. Cela nous amène à nous demander quels sont les rôles joués par les Monts-Mandara dans un contexte marqué par des crises humanitaires consécutives aux déplacements inopinés et les violations des droits humains dont sont victimes les immigrés nigérians et les déplacés internes ? Dans une démarche qualitative adossée sur une analyse sociohistorique et des représentations sociales, notre argumentation tient sur des données de terrain collectées par le biais des entretiens semis-directifs auprès de 30 familles réfugiées, 5 chefs de montagne et 5 responsables des ONG humanitaires assistant les réfugiés nigérians à l’Extrême-Nord Cameroun. Dans cette situation d’insécurité, les montagnes revêtent leurs représentations et fonctions d’antan[1]. Elles constituent des lieux de refuges temporaires pour de nombreux demandeurs d’asile nigérians fuyant les persécutions de Boko Haram. Car, l’option d’un refuge dans les montagnes est moins risquée que de vivre sur des plaines où des rebelles islamistes réduisent tout en cendres à leur passage. Le relief rocailleux reste donc une zone propice pour se protéger dans la mesure où il est difficile d’accès par les ennemies, les cavernes préhistoriques présentant l’avantage d’être à la fois des boucliers, des cachettes et des lieux de résistance à la fois pour l’armée et les réfugiés.
[1] Périodes marquant le commerce transsaharien, la conquête esclavagiste des grands empires qui s’étaient établis dans le bassin du Lac Tchad, du Jihad et de la colonisation occidentale
Mots-clés
Borders delimiting Nigeria from Cameroon, the Mont-Mandara have historically served local residents for security needs. Neglected and of no interest to the two governments, these mountains have become sanctuaries for “zarguina” and highway robbers hunted down on either side of Nigerian and Cameroonian territories. With the rise of Islamist terrorism in north-eastern Nigeria, they are coveted both by the victims of terrorism who see them as a refuge and by the armed forces, determined to repel the enemy Boko Haram whose bases -backs are concealed behind this rocky alignment. In view of this situation, the control of Mont-Mandara is an issue for the various actors involved in the conflict. This leads us to ask ourselves what are their roles in a context marked by humanitarian crises resulting from unexpected displacements and human rights violations suffered by Nigerian immigrants and internally displaced persons? In a qualitative approach based on a socio-historical analysis and social representations, our argument is based on field data collected through semi-structured interviews with 40 refugee and internally displaced families in the Far North of Cameroon. In this situation of insecurity, the mountains take on their representations and functions of yesteryear. They are places of temporary refuge for many Nigerian asylum seekers fleeing persecution by Boko Haram. Because the option of a refuge in the mountains is less risky than living on the plains where Islamist rebels reduce everything to ashes as they pass. The rocky terrain therefore remains a suitable area for protection insofar as it is difficult for enemies to access, the prehistoric caves having the advantage of being both shields, hiding places and places of resistance to the both for the army and the refugees.
Introduction
Les razzias et tueries, perpétrées par la secte Boko Haram dans plusieurs villes à l’Est du Nigéria (Christian SEIGNOBOS, 2015a, 2017), ont abouti aux déplacements inopinés des populations à travers la frontière qui sépare le Cameroun du Nigéria à la recherche d’un lieu de refuge. Face aux différents modes opératoires de Boko Haram, les populations sont contraintes à un exode de masse (selon le plan de réponse humanitaire de 2019, la région de l’Extrême-Nord du Cameroun compte plus de 250000 déplacé internes et plus de 100000 réfugiés nigérians) vers des zones sécurisées. À l’intérieur des frontières camerounaises, des déplacés internes se comptent par milliers. Compte tenu du nombre croissant des réfugiés et des personnes déplacées, le gouvernement camerounais a aménagé des sites, notamment le camp de réfugiés de Minawao où résident 56 932 personnes (UNHCR, 2019), la plupart d’entre eux ayant transité par les monts Mandara pour des raisons variées. Depuis le déclenchement des attaques de Boko-Haram en 2013 dans la région de l’Extrême- Nord du Cameroun et le Nord-Est du Nigeria, les monts Mandara ont repris leurs fonctions classiques. Car, autrefois, ils étaient un refuge et une zone stratégique pour les montagnards qui cherchaient à se protéger contre les attaques barbares de l’ennemi d’un côté et lancer une contre-offensive de l’autre côté. Jusqu’à lors, en dépit de la création du camp de réfugiés de Minawao, ils représentent un lieu de refuge de nombreuses victimes de terrorisme, notamment les déplacés internes et les membres de la communauté qui fuient les exactions sporadiques dudit groupe islamiste.
L’intérêt de cette étude réside dans le fait qu’elle montre d’un côté les représentations sociales des monts Mandara et ses différents usages sociaux qui en découlent dans une perspective dynamique en lien avec les conflits et les crises humanitaires qui font l’actualité politique dans cette partie du pays depuis environ une décennie. Il s’agit d’interroger les pratiques à partir de ce que disent et font les populations immigrées en quête d’une stabilité perdue depuis le déclenchement des hostilités de Boko Haram opérant par des attaques de surprise, prises d’otages, assassinats, exécutions publiques, islamisation forcée, attaque aux mines, incendies des villages (Christian SEIGNOBOS, 2015a, 2015b, 2017). S’il est vrai que ces montagnards ont eu un passé marqué par de multiples annexions du VII e au XIX e siècles, notamment dans le cadre du commerce transsaharien d’abord, la traite négrière ensuite et la colonisation enfin, la forme de guerre sur le terrain a radicalement changé de visage car, au regard des récits des militaires en guerre, déplacés internes et immigrés nigérians, les modes opératoires et l’artillerie utilisée est sophistiquée au point qu’on ne peut envisager une comparaison entre ce que furent dans un passé lointain, les guerres civiles, les invasions religieuses et le radicalisme de Boko Haram dans les mêmes régions aujourd’hui. Si le terrain de guerre est resté presqu’identique de par ses caractères physiques et naturels, sa dimension sociale et anthropologique semble avoir évolué tant il est vrai que les perceptions sociales et culturelles des montagnards à l’égard des monts Mandara ont changé sous la pression des « dynamiques de dedans » et des « dynamiques de dehors » (Georges, BALANDIER, 2004). Par l’usure du temps, les pratiques préhistoriques et même le legs culturel lithique ont cédé place aux nouvelles formes de pensée, rompant ainsi les liens entre les peuples dans leur diversité et les montagnes qui, jadis, déterminaient les manières de penser, d’agir et de sentir de toutes les communautés montagnardes.
Plusieurs facteurs ont facilité la déperdition progressive des valeurs, codes, croyances et représentations sociales et culturelles des peuples à l’égard des monts Mandara. Malgré l’effritement de l’éthos construit étroitement sur les influences mutuelles entre montagnes et montagnards, la majorité des jeunes, où qu’ils se soient, en migration ou sédentarisés sur les montagnes ou aux piedmonts, continuent à croire au pouvoir sacré des montagnes (ALAWADI ZELAO, 2017a). Si dans les pratiques quotidiennes cela ne se ressent pas toujours, le retour aux traditions se fait bien sentir lorsqu’on est en difficulté, c’est-à-dire au moment où les pratiques modernes ne sont pas des solutions idoines aux problèmes individuels et collectifs posés par les membres de la communauté. La descente sur les montagnes est alors considérée par certains conservateurs comme une ‘’descente aux enfers’’ car, l’authenticité des pensées et pratiques qui structurent l’existence du montagnard au sens propre ou figuré, s’enracinent dans les profondeurs de chaque montagne où prédominent tels modes de pensée, tels types d’organisation et de fonctionnement. Considérée comme une sorte d’erreurs à rectifier, la vie sur les plaines inscrit les paysans dans un circuit constant d’aménagement et déménagement, tantôt sur les montagnes, tantôt sur les plaines à la recherche du bien-être, assimilable aux montagnes dans certaines circonstances. Cette instabilité traduit clairement l’insatisfaction des gens à vivre sans repères initiaux, négligés, abandonnés ou violés à la faveur des civilisations étrangères et modernes. Pie, l’Etat, depuis son institutionnalisation, a favorisé un climat de paix ayant mis un terme aux guerres ethniques au cours desquelles les montagnes ont souvent joué de multiples rôles. Annie LEBEUF (1959) va dans ce sens lorsqu’elle note à propos des Hadjeray que : « Actuellement, l’originalité de leur culture tend à disparaître ; n’ayant plus à craindre les razzias et les pillages, un grand nombre d’entre eux abandonnent leur type d’habitat et redescendent dans la plaine où ils se mêlent aux Arabes, et les formes extérieures de l’Islam tendent à recouvrir de plus en plus leurs anciennes institutions. »
En fait, les monts Mandara ont fait l’objet de nombreuses curiosités scientifiques, lesquelles ont exploré le milieu physique, examiné le mode d’organisation et de fonctionnement des montagnards, étudié l’histoire d’occupation et du peuplement des terroirs par les différents groupes ethniques. Ainsi, économie domestique et agraire, démographie, politique, art, croyance religieuse, fêtes culturelles, pratique divinatoire, rituels initiatiques et de protection etc. ont constitué des centres de réflexion des éminents chercheurs. Au sujet des crises, des migrations et d’asile dans les monts Mandara, plusieurs études montrent que les massifs n’étaient neutres quand il s’agit de parler des conflits interethniques. Car, en dehors d’être un habitat naturel, ils constituaient un refuge et une zone stratégique de positionnement pour contrer l’ennemi. A ce sujet, étudiant l’histoire précoloniale de la société matakam, Jean Yves MARTIN (1973) affirme que « depuis le XI e siècle, époque de la conversion des Kanembou à l’Islam, jusqu’à la révolte des Peuls, toute la zone au sud-ouest du lac Tchad a été l’objet de bouleversements sociaux, d’éclatements d‘ethnies, de brassages, de fusions, de migrations vers les massifs-refuges. » (p.221) Dans les faits, les peuples montagnards ont connu une trajectoire historique identique en ce sens que, selon Jean-Claude FROELICH (1968) « Presque tous déclarent être des peuples refoulés, obligés de se réfugier dans les massifs montagneux inhabités ou, le plus souvent, déjà occupés. Partout les montagnes ont servi d'abri et de forteresses naturelles aux peuples qui fuyaient devant des guerriers mieux armés ou qui refusaient une assimilation culturelle assortie d'une sujétion politique. » (p. 40)
Les monts Mandara, si divers qu’ils soient, ont eu des objectifs proches l’un de l’autre, car d’un sommet à un autre, les représentations, les fonctions, les rôles et les différends usages sociaux que les différents peuples en ont fait dans leur histoire se ressemblent et tous ont été gouvernés par les mêmes instincts, idéologies et aspirations. Pour tout dire, en reprenant Antoinette HALLAIRE (1975) traitant de l’habitat d’une montagne-refuge parlant des monts Mandara,
Les montagnes ont en effet servi de refuges, de bastions défensifs, aux populations voulant échapper aux razzias d’esclaves et à la domination des empires qui se sont succédés, ou juxtaposés, dans cette partie de l’Afrique. Pendant une période plus ou moins longue de leur histoire, leurs habitants ont vécu sur la défensive, coupés du monde extérieur et en état d’hostilité avec lui. Bloqués sur les massifs où ils s’enracinaient, leur densité augmentait parfois jusqu’au surpeuplement, tandis qu’ils restaient à l’écart des grands courants (l’Islam notamment) qui transformaient leurs voisins de la plaine. (p.1)
Aujourd’hui, comment sont perçus les mont Mandara à l’heure qu’ils sont à nouveau sollicités par les immigrants nigérians et les déplacés internes dans une guerre d’un autre genre ? Quels sont les rôles sociaux des massifs des monts Mandara au moment où ils exercent un fort attrait sur les victimes fuyant les persécutions du Boko Haram ? Bien que les monts Mandara furent utilisés autrefois dans des circonstances similaires à ceux du présent, il faut toutefois reconnaitre qu’aujourd’hui, ils continuent à jouer les mêmes rôles : liberté, habitat-refuge, autel, espace divinatoire (pour les réfugiés et les déplacés internes) et zone stratégique d’observation, de collecte d’information et de réplique pour les acteurs au front (les comités de vigilance et les forces armées).
Le présent travail met en exergue les fonctionnalités historiques des montagnes dans les sociétés camerounaises en se focalisant sur le cas des monts Mandara. Mais aussi, cette étude permet d’appréhender les montagnes comme un élément important de résilience des immigrants nigérians. Alors que la perte de la conception des montagnes-refuges pour les populations riveraines dans le contexte des attaques extérieures avait restreint la recherche à l’étude des déguerpissements ou des descentes dans les plaines et des migrations des montagnards dans le contexte de surpeuplement, de stabilité politique, d’urbanisation et de modernisation des sociétés, la reprise de l’insécurité d’un autre genre dans la région donne à renouer avec l’étude des montagnes comme zone refuge et stratégique. Poursuivant la démarche thématico-chronologique, cette recherche présente d’abord les usages socio-historiques des Monts-Mandara avant les attaques de Boko-Haram, ensuite des perceptions actuelles des montagnes pour les clans riverains et enfin des rôles des monts Mandara dans la protection et la sécurisation des réfugiés Nigérians et des personnes déplacées internes.