Longtemps exclue des investissements étatiques en raison de la crise militaro politique survenue en Côte d’Ivoire en 2002 dont elle fut le principal symbole, la ville de Bouaké bénéficie d’un programme d’investissement à l’accès à l’eau potable après la réunification du pays en 2011. Alors que l’accès à l’eau potable devenait une réalité grâce à ces investissements, la ville est de nouveau le théâtre d’une nouvelle crise : la crise de l’eau potable. Elle survient en mars 2018 et se traduit par une rupture prolongée du service de l’eau potable. Cette situation a mobilisé une myriade de réponses citadines avec des implications socio-économiques. L’objectif de cette étude est d’analyser les implications socio-économiques des stratégies d’adaptation de la population de Bouaké à la crise de l’eau. Pour atteindre cet objectif, une démarche méthodologique axée sur la recherche documentaire, des observations de terrains, des entretiens et une enquête par questionnaire a été adoptée.
Les résultats de cette étude montrent que les difficultés d’accès à l’eau potable à Bouaké se sont accentuées en 2018. Cela, en raison de la sous-alimentation du barrage de la Loka suite à des activités anthropiques (exploitation d’une carrière de sable sur l’une des branches du cours d’eau qui alimente le barrage). Face à cette situation, les ménages ont eu comme stratégie le recours à l’eau de puits et l’eau de marigot. Par ailleurs, l’ampleur de la crise de l’eau potable a favorisé le développement d’une économie rentière.
Mots-clés
Long excluded from state investments due to the military political crisis in Côte d'Ivoire in 2002 of which it was the main symbol, the city of Bouaké benefited, after the country's reunification in 2011, from an investment program in Potable water access. While access to drinking water became a reality thanks to these investments, the city is once again the scene of a new crisis: the drinking water crisis. It occurs in March 2018 and results in a prolonged break in the drinking water service. This situation has mobilized a myriad of urban responses with socio-economic implications. The objective of this study is to analyze the socio-economic implications of the strategies for adapting the population of Bouaké to the water crisis. To achieve this objective, a methodological approach based on documentary research, field observations, interviews and a questionnaire survey was adopted.
The results of this study show that the difficulties of access to drinking water in Bouaké were accentuated in 2018. This, due to the undernourishment of the Loka dam following human activities (operation of a quarry of sand on one of the branches of the stream that feeds the dam). Faced with this situation, households have adopted as a strategy the use of well water and backwater. In addition, the scale of the drinking water crisis has encouraged the development of a rentier economy.
Keywords
Introduction
La question de l’eau constitue un problème majeur pour les populations d’Afrique subsaharienne (M. MAKPENON, 2011, p. 1). Malgré les efforts déployés depuis plusieurs décennies, même les pays les plus riches en eau (Cameroun et la République Démocratique du Congo), ne parviennent pas encore à exploiter leur potentiel hydrologique de sorte à pouvoir assurer un approvisionnement approprié des populations (J. E. MABE, 2016, p. 8). Or, les Objectifs du Développement Durable (ODD) prévoient en leur objectif 6 : « assurer l’accès à l’eau potable et à l’assainissement pour tous ». De ce fait, l’accès à l’eau potable est une mission d’intérêt mondial. Mais, à des échelles nationales, les modalités et les conditions d’accès à cette ressource indispensable à l’homme demeurent difficiles.
Selon Ministère de la Construction, du Logement de l’Assainissement et de l’Urbanisme (MCLAU, 2014, p. 101) alors que depuis l’indépendance de la Côte d’Ivoire en 1960, l’accès à l’eau potable figure au centre des politiques publiques; dans les villes comme dans les campagnes, les services de l’eau ont été les outils majeurs de la légitimation sociale et politique de l’État. C’est ainsi que la Société de Distribution d’Eau en Côte d’Ivoire (SODECI) fut mise en place en 1960 en remplacement de la Société d’Aménagement Urbain et Rural (SAUR) qui, en 1959, avait en charge l’exploitation des services de l’eau sur le territoire de la ville d’Abidjan. À partir de 1973, l’État ivoirien met en place un vaste programme d’hydraulique humaine (PNHU). Pour réaliser la politique d’approvisionnement en eau potable, ce programme s’appuie sur la SODECI à travers un contrat d’affermage en 1974.
Dans cette même veine, et pour accélérer l’amélioration de l’accès des populations en eau potable en Côte d’Ivoire, l’État crée, par le décret n° 2006-274 du 23 août 2006, l’Office National de l’Eau Potable (ONEP). En dépit de ces efforts, les villes ivoiriennes sont constamment confrontées à la discontinuité du service d’eau potable. La ville de Bouaké ne se soustrait pas à cette réalité.
En effet, dès 1964, l’on assiste à la mise en service de la station du lac Kan dont la capacité de production est d’environ 3.000.000 m3/an. Elle est suivie de celle de la Loka (25.000.000 m3/an) en 1976. À ces deux grands ouvrages viennent s’ajouter en 1977 cinq forages (1.500 m 3/jour) ainsi que 33 bornes fontaines installées dans le cadre du Programme Présidentiel d’Urgence (MCLAU, 2014, p. 102).
Malgré l’importance des investissements en infrastructures hydrauliques, la ville de Bouaké est régulièrement sujette à des interruptions intermittentes du service de distribution de l’eau potable. Ces interruptions ont atteint leur point culminant en mars 2018 avec une rupture prolongée d’une durée de 6 mois du service de distribution de l’eau potable. La ville de Bouaké entre dès lors dans une nouvelle crise : la crise de l’eau potable. Fort de ce qui précède, la question qui sous-tend cette étude est de savoir : Quelles sont les implications socio-économiques et spatiales de la crise de l’eau potable dans la ville de Bouaké ? Pour répondre à cette interrogation, une démarche méthodologique axée sur les matériels et méthodes de collecte de données a été adoptée.
1. Matériel et méthode
1.1. Matériel et outils
Les matériels mobilisés dans le cadre de cette étude se composent d’abord d’un appareil photo, pour les prises de vue. Ensuite, d’un support cartographique de la ville de Bouaké de 2014 réalisé par Urbaplan-Transitec-IOA. Enfin, les logiciels Word et Excel ont été respectivement utiles pour la saisie du texte et la réalisation des tableaux et graphiques, quant au logiciel Qgis, il a servi à la représentation cartographique des données collectées.
1.2. Méthode de collecte de données
Les données et les informations utilisées dans le cadre de cette étude proviennent de la recherche documentaire, des observations de terrain, des entretiens avec le Directeur régional de la SODECI et le Directeur technique de la Mairie de Bouaké. Le choix de ces personnes réside dans le fait que le Directeur régional de la SODECI est le premier responsable de la société en charge de la distribution d’eau potable de la ville. Quant au Directeur technique de la Mairie, il a la charge des questions techniques qui minent la ville en occurrence la question de l’eau potable. Les échanges avec ces derniers ont porté sur les facteurs à l’origine de cette crise de l’eau potable de même que les stratégies et les mesures déployées pour l’endiguer. Enfin, un questionnaire a été administré aux chefs de ménages de la ville de Bouaké.
La recherche documentaire a consisté en la consultation des documents qui traite des questions relatives au sujet d’étude. À ce niveau, un examen des travaux scientifiques provenant des revues en ligne ainsi que des bibliothèques de CERAP et de l’IRD a été réalisé. Les informations recueillir porte sur la problématique de l’accès à l’eau potable, ainsi que des stratégies d’adaptation aux difficultés d’accès à l’eau potable développées par les populations.
Les observations directes de terrain ont été utiles pour l’illustration des différentes étapes de cette étude. En effet, au cours de ces séries d’observations, des prises de vue ont été réalisées à l’aide d’un appareil photo numérique.
L’enquête par questionnaire a consisté à administrer un questionnaire à 201 chefs de ménage sur les 63 346 chefs de ménage (INS, 2014) selon la méthode des quotas dans les dix (10) quartiers les plus représentatifs du phénomène. En effet, la méthode des quotas est une méthode d’échantillonnage qui consiste à construire une maquette, un modèle réduit de la population étudiée, selon des critères dont on connaît la répartition dans la population de base (A-M. DUSSAIX, 2009, p. 149). De ce fait, dans le cadre de cette étude l’échantillon de 201 comportera dans chaque quartier les effectifs suivants.
N’DAKRO : 1 121 x 201/63 346 = 4
BELLE VILLE : 9 199 x 201/63346 = 29
BROUKRO : 6 780 x 201/63346 = 21
DAR ES SALAM : 15 737x201/63346= 50
DOUGOUBA: 1 229 x 201/63346 = 4
KODIA KOFFIKRO: 3 039 x 201/63346 = 10
KOKO : 7 010 x 201/63346 = 22
MUNICIPAL : 1 032 x 201/63346 = 3
SOKOURA : 8 160 x 201/63346 = 26
DJEZOUKOUAMEKRO : 10 039 x 201/63346 = 32
La figure 1 présente l’ensemble des quartiers de la ville de Bouaké. Les quartiers investigués pendant les enquêtes de terrain sont identifiés par la couleur rose.
2. Résultats
2.1. La crise de l’eau potable à Bouaké
La ville de Bouaké dispose d’un potentiel hydrographique pouvant faciliter les conditions d’accès des ménages à l’eau potable. La région est drainée par deux des quatre grands fleuves de Côte d’Ivoire (Comoé et Bandama). À ces cours d’eau, s’ajoutent de nombreux plans d’eau tels que le lac Kan et la Loka situés respectivement au sud et à l’ouest de la ville. L’alimentation en eau potable de la région est rendue possible grâce à deux sources de captage des eaux de surface (Kan et Loka) et à un bassin de forage qui vient en soutien aux stations du Kan et de la Loka. Tous ces ouvrages fournissent globalement environ 28547500 m 3 d’eau chaque année. En dépit de cette importante production d’eau potable, la ville de Bouaké est régulièrement marquée par de nombreuses interruptions dans la distribution de l’eau potable. Ces nombreuses interruptions ont abouti en mars 2018 à une pénurie totale d’eau potable d’une durée d’environ 6 mois dans la ville de Bouaké. Cette crise débute par une discontinuité périodique de moins de 24h du service de l’eau potable les trois premières semaines du mois de mars 2018. Par la suite, une rupture totale et permanente de plus de 24h a été constatée. Elle a été particulièrement prononcée dans 41 quartiers sur les 44 desservis en eau potable. Les quartiers affectés par cette pénurie sont desservis par la station de la Loka et les quartiers non affectés sont alimentés par la station du lac Kan.
Plusieurs raisons permettent d’expliquer la pénurie d’eau potable dans la ville de Bouaké. D’une part il y a le dysfonctionnement des infrastructures de distribution de l’eau potable. En effet, la vétusté et le sous dimensionnement des installations d’adduction en eau potable est à l’origine d’importantes des fuites d’eau sur le réseau. D’autre part, l’impact des activités anthropiques autour des barrages de captages des eaux servant à la production d’eau potable est non négligeable. En effet, du fait de sa proximité avec la ville, les eaux du barrage du Kan sont altérées par les eaux usées issues des activités urbaines. Aussi, l’exploitation d’une carrière à proximité du barrage de la Loka ainsi que le dragage du sable dans l’une des branches d’alimentation en eau du barrage de la Loka limite la quantité d’eau disponible dans ce barrage. Or, la station de la Loka est la principale station de production d’eau potable de la ville de Bouaké avec une production journalière de 20.000 m3/jour. Elle alimente par ailleurs 70% de la ville de Bouaké. L’ensemble des quartiers alimentés par la Loka est impacté par la crise. La figure 2 présente les quartiers affectés par cette crise de l’eau.
La figure 2 montre qu’à l’exception des quartiers Nimbo, Air France, Kennedy et Bobo, les autres quartiers de la ville de Bouaké sont affectés par la crise de l’eau potable. Ces quartiers touchés par la crise de l’eau sont tous alimentés par le barrage de la Loka. Le dysfonctionnement en raison de la faiblesse des ressources en eau mobilisable de ce barrage est la principale raison de la pénurie d’eau dans la ville de Bouaké. Face à cette situation, quelles sont les stratégies développées par les ménages abonnés au réseau de la SODECI pour y faire face ?
2.2. Les stratégies d’adaptation de la population face à la crise de l’eau potable à Bouaké
Cette étude a identifié deux types de réponse à la crise de l’eau à Bouaké. Le premier est celui de l’État et le second se situe au niveau des ménages.
D’une part, dans le but d’apporter une réponse efficace à la situation de pénurie d’eau à Bouaké, l’état de Côte d’Ivoire a procédé d’abord à la desserte en eau des populations des quartiers impactés par cette situation à l’aide des véhicules de l’Office National de l’Eau Potable (ONEP) (Photo 1). Cette offre s’est avérée irrégulière avec un accès très difficile. En effet, le temps d’attente était très long. Il pouvait durée plusieurs heures voir même plusieurs jours selon les quartiers (photo 2). Ces difficultés étaient source de déception pour les populations.
Des investissements étatiques dans le domaine de l’accès à l’eau ont vu le jour. Il s’agit de la réalisation des travaux en vue de l’installation de deux unités mobiles de traitement d’eau sur les bords de la rivière de Gonfréville et de la rivière du Kan. Mais aussi de la construction effective de 13 forages dont trois à Djanmourou. D’une capacité globale 660 m2 /jour, ces derniers permettent de soulager les populations de Dar-Es-Salam II et Kamonoukro.
Au niveau des ménages, les réponses à la crise de l’eau s’appréhendent à travers le recours aux sources alternatives, les conditions de collecte, de transport et de conservation de l’eau collectée. Divers sources alternatives ont retenu l’attention des populations pendant la période de pénurie d’eau. On distingue les puits, les marigots, les forages publics et privés. Enfin le recours à l’eau potable chez un parent ou un ami dans un quartier qui est à l’abri de la crise de l’eau fut un moyen d’approvisionnement en eau potable. La figure 3 montre la proportion des ménages selon le mode d’approvisionnement en eau.
La figure 3, révèle que le puits reste le point d’approvisionnement qui polarise l’attention de la majorité des ménages pendant cette période de stress hydrique. En effet, les puits attirent 70% des ménages enquêtés. Les autres modes d’approvisionnement retiennent l’attention des 30% restant. Ainsi, le marigot est fréquenté par 10% des enquêtés, 8% d’entre eux s’orientent vers les forages lorsque 11% ont recours à l’eau potable chez un parent ou chez un ami dans, un quartier non touché par la crise. Suivant les zones d’habitation on remarque que le puits reste le mode d’approvisionnement le plus recherché (figure 4).
Dans l’ensemble des quartiers le recours au puits est supérieur à 50%. Le marigot attirait l’attention de 20% des ménages des quartiers N’dakro, Belle-ville, Kodia Koffikro, Kôko, alors qu’il était en dessous de 10% dans le reste des quartiers. Cette situation est le résultat de l’inexistence de ces points d’eau dans ces différents quartiers. Le recours au forage s’observe dans les quartiers Belle-ville, Broukro, Dar-es-salam, Koko, Djeoukouamekro et Sokoura.
Relativement aux conditions de collecte, le matériel se compose de seaux, bidons, et de bassines. Les bidons sont les équipements de collecte le plus utilisé. Ensuite vienne les seaux et enfin les bassines. À ceux-là s’ajoute l’usage des fûts de 200 litres et des barriques. Il convient de remarquer que dans certains ménages tous ces équipements sont utilisés. Ces mêmes récipients sont utilisés pour la conservation de l’eau. Cependant, le bidon et le seau sont les principaux instruments de conservation de l’eau dans les ménages enquêtés. Le bidon est présent chez une majorité des ménages avec une représentativité de 86 %. Cette prédominance de bidon s’explique par sa double fonction (il est à la fois un moyen de collecte et de conservation), sa facilité de déplacement. Quant aux bassines, elles ont été observées chez 68% des ménages. La présence des barriques et des futs est très faible en comparaison avec les autres moyens de conservation. Ils sont présents chez seulement 21% des enquêtés.
Plusieurs moyens de transport ont été utilisé pour le déplacement de l’eau depuis les points de collecte jusqu’aux ménages (figure 5).
Concernant le transport, il ressort de la figure 5 qu’il est majoritairement pédestre et représente 53% des moyens de transport de l’eau du point de ravitaillement au ménage. Ensuite, 24% des enquêtés font usage des motos et voitures personnelles. Par ailleurs, 15% des ménages interrogés ont recours aux services des tricycles, lorsque seulement 8% utilisent les taxis moto à deux roues. Ces stratégies d’adaptation des ménages à la crise de l’eau sont à l’origine du développement de plusieurs activités rentière.
2.3. Les implications sociales et économiques de la crise de l’eau à Bouaké
2.3.1. Le développement d’une économie rentière
La crise de l’eau a favorisé l’émergence de plusieurs activités lucratives. Notamment celles de la commercialisation du matériel de collecte et de conservation de l’eau, du transport de l’eau et de la réalisation de nouveau puits.
S’agissant de la collecte et à la conservation de l’eau dans les ménages, il s’est développé un vaste réseau de commercialisation de matériel de collecte et de conservation de l’eau (seaux, bidons, des bassines, des fûts de 200 litres, des barriques) avec la multiplication des acteurs. Ces derniers sont observés presque partout dans la ville (dans les marchés, aux abords des rues, à l’intérieur des quartiers et devant les cours). La multiplication des acteurs dans ce secteur résulte en effet de l’intérêt croissant qu’a suscité la crise de l’eau potable pour le matériel de collecte et de conservation de l’eau dans les ménages. Vu la forte demande, le coût de ces équipements a rapidement décuplé avec l’exacerbation de la crise de l’eau potable. Le tableau 2 met en évidence l’évolution des prix des différents récipients de collecte et de conservation de l’eau.
L’analyse du tableau 2 révèle une augmentation du prix des récipients utilisés pendant la crise de l’eau potable à Bouaké. En effet, le prix du sceau de 20 litres a augmenté de 50%. Il est passé de 1000f CFA à 1500f CFA. Celui du bidon de 25 litres a quadruplé passant de 250f CFA à 1000f CFA, soit une augmentation de 300% par rapport à son prix avant la pénurie de l’eau. Les bassines, barriques et futs ont suivi la même évolution. Les prix ont connu respectivement une augmentation de 40%, 75% et 75%. Ces augmentations découlent de la forte demande en récipients par les populations pendant cette crise de l’eau.
Aussi, la forte pression sur les puits va exacerber la crise de l’eau avec certains tarissements, cela a suscité la nécessité de réaliser des puits à domicile chez des ménages. D’autre part, des confessions religieuses pour être en phase avec leur rôle social vont procéder à la réalisation de plusieurs puits. Ceux-ci viennent augmenter le nombre de puits réalisés par ses derniers avant la période de pénurie d’eau à Bouaké (photo 3).
L’engouement que suscite l’acquisition de ces installations a eu comme corollaires l’augmentation du coût de leur construction. Cela constitue pour les puisatiers un véritable revenu rentier. En effet, avant la crise de l’eau potable, le montant de la réalisation d’un puits de moins de 15m se négociait entre 60000f et 70000 francs CFA. Au plus fort de la crise de l’eau potable, le montant minimum pour la réalisation d’un puits de moins de 15 m selon les enquêtes est passé de 90000 FCFA. Il peut évoluer selon la profondeur pour atteindre un montant globale de 125000f CFA, voire plus.
Concernant le transport de l’eau, celui-ci a suscité l’usage des tricycles et « taxis moto ». Ces moyens de locomotion qui, à l’origine, servaient respectivement au transport de marchandises et de personnes vont voir leur fonction s’étendre avec la crise de l’eau à Bouaké. Ces derniers exerçaient par ailleurs les fonctions de transport des bidons d’eau. Cette nouvelle fonction née de la crise de l’eau potable amplifie le coût des services de ces engins. Ainsi quel que soit la source d’eau (l’eau du puits, du marigot, des forages et celle du réseau de distribution d’eau potable etc.) le coût du transport était corrélé à la distance domicile source d’approvisionnement. Le tableau 3 montre l’évolution des couts de transport de l’eau selon les distances et le nombre de bidons. Quant à la figure 6 elle met en évidence la corrélation entre le cout du transport et l’évolution des distances domicile lieu d’approvisionnement en eau dans la ville de Bouaké.
La lecture du signe du coefficient de la droite de régression linéaire y= 3,2096x + 1449,2 indique le fait que le cout du transport évolue proportionnellement avec les distances domicile lieu de ravitaillement. Le coefficient de détermination (R2 = 0,8618) laisse apparaitre une forte corrélation linéaire entre le cout du transport et la distance parcourue.
2.3.2. Les conséquences sociales de la crise de l’eau à Bouaké
Les conséquences sociales de la crise de l’eau à Bouaké se résument en la modification des habitudes des populations. Celles-ci doivent dorénavant affecter une partie de leur temps à la recherche de l’eau chez les voisins du quartier disposant d’un puits, dans les quartiers ou l’on trouve des forages privés (municipal, à la zone etc.), cela à des conséquences négatives sur les activités socio-économiques. Ainsi, 61% des enquêtés observaient des retards sur les lieux de travail. Enfin, les longues files d’attente au point de ravitaillement sont à l’origine des tensions sociales. Ces dernières débouchent généralement sur des bagarres avec pour corollaire la destruction des récipients de collectes et le gaspillage de l’eau.
Par ailleurs on assiste à l’évolution des dépenses en eau des ménages avec une moyenne d’environ 2085 FCFA par semaine soit consommation moyenne trimestrielle d’environ 26000 FCFA. La figure 7 fait une répartition spatiale des dépenses en eau selon les quartiers.
L’analyse de la figure montre que les quartiers dans lesquels les dépenses en eau sont les plus élevées sont des quartiers résidentiels (Municipal, N’dakro). Les puits y sont très rares et les ménages parcourent de longues distances pour accéder à un point d’eau. Ils sont confrontés à deux types de dépenses : les dépenses liées à l’achat de l’eau et celles relatives au transport. Dans les autres quartiers les distances sont moins longues et les puits sont numériquement plus importants.
3. Discussion
Pour faire face aux difficultés d’accès à l’eau potable, les ménages de la ville de Bouaké ont recours à une diversité de sources alternatives. Il s’agit entre autres du recours à l’eau du puits, du marigot, des forages publics, enfin le recours à l’eau potable dans un quartier non affecté par la crise de l’eau potable. On note une attractivité relativement élevée en direction des puits (Enquêtes de terrain 2018). Par ailleurs, l’État de Côte d’Ivoire à travers l’ONEP a procédé via des camions citernes à la distribution gratuite de l’eau aux populations. Ces réponses aux difficultés d’accès à l’eau potable rejoignent les travaux de plusieurs auteurs.
Travaillant sur les stratégies d’accès à l’eau potable dans la ville d’Abidjan, A. DIABAGATE et al., (2016, p. 156) ont identifié plusieurs réponses. Parmi elles, il y a les actions de l’État à travers L’ONEP. En effet, pour aider les populations qui connaissent des difficultés d’approvisionnement en eau potable, l’ONEP sillonne les quartiers avec des camions citernes de 80 hl pour leur fournir gratuitement de l’eau. Les ménages ont recours à plusieurs modes d’approvisionnement. On dénombre l’usage de l’eau des puits traditionnels, le recours aux revendeurs d’eau potable. Il y a aussi l’installation et l’utilisation de suppresseurs majoritairement utilisé par les ménages moyens et surtout par les ménages habitant les immeubles. Les mêmes stratégies sont développées dans la commune d’Abidjan comme le fait remarquer (L. G. SEKONGO, D. F. AKE, 2018, p. 83). Dans cette commune les puits, les camions citernes et les machine suppresseur sont aussi utilisés pour faire face aux difficultés d’accès à l’eau potable. À ceux-ci s’ajoute l’usage de l’eau de pluie. L’étude de W. G. KOUKOUGNON (2012) a identifié qu’en plus du recours aux revendeurs, la connexion au réseau informel d’adduction d’eau potable.
Relativement aux moyens de stockage, notre étude révèle que les ménages de Bouaké utilisent des seaux, des bidons, des bassines, des fûts et des barriques. Cette diversité de moyens de stockage est aussi identifiée à Abidjan utilisés des bidons, des seaux, des bassines, des fûts. À ce dispositif de stockage, G. W. KOUKOUGNON et J. ALOKO (2015, p. 6) ajoutent les bouteilles en ce qui concerne les moyens de stockage de l’eau à Abidjan. Dans les quartiers Orly 1, 2 et 3 de Daloa, le matériel de conservation se compose de barriques, de seaux, de bidons, bassine, et de jarres (D. F. AKÉ, 2019).
Quant au transport de l’eau, il est essentiellement pédestre. Le transport pédestre représente 53% des moyens de transport de l’eau du point de ravitaillement au ménage. À ce moyen de transport il faut ajouter usage des motos et voitures personnelles. Par ailleurs, 15% des ménages interrogés ont recours aux services des tricycles, lorsque seulement 8% utilisent les taxis moto à deux roues. Ces stratégies d’adaptation des ménages à la crise de l’eau sont à l’origine du développement de plusieurs activités rentière.
Par ailleurs, la crise de l’eau à Bouaké a pour conséquences : la modification des habitudes des populations qui doivent affecter une partie de leur temps à la collecte de l’eau. Ce qui entrainait parfois des retards au travail. Ensuite, on y rencontrait des conflits aux points de ravitaillement. Ceci est observé par G. W. KOUKOUGNON et J. ALOKO (2015, p. 8) qui font remarquer qu’à Abidjan, les disparités d’approvisionnement en eau ont pour corollaire des tensions sociales que l’on observe dans certains quartiers de la ville d’Abidjan. Ces conflits se résument aux rapports conflictuels usagers-SODECI, aux émeutes localisées et aux bagarres aux sites d’approvisionnement en eau. Au Niger, plus précisément dans la ville de Zinder, les difficultés d’approvisionnement en eau potable ont pour effet immédiat la spéculation et la cherté de l’eau dont le prix peut varier du simple au décuple selon les quartiers. Par ailleurs, l’accentuation des problèmes d’accès à l’eau potable crée parfois un malaise social qui se traduit souvent par des émeutes au cours desquelles des barricades sont montées et des pneus sont brûlés sur les principales artères de la ville. Ainsi, en 2014, au pic de la pénurie d’eau, la ville de Zinder a connu des émeutes violentes qui ont causé plusieurs arrestations et d’importants dégâts matériels (I. MAMADOU et al, 2016, p. 99).
Conclusion
Dans la ville de Bouaké, les populations sont régulièrement confrontées à la pénurie de l’eau potable. Cependant les activités anthropiques autour des stations de traitement des eaux se révèlent comme des facteurs aggravants. La présente étude a permis d’analyser les conséquences socio-spatiales de la crise de l’eau potable à Bouaké. Elle a permis de mettre en évidence une diversité de réponses citadines face à la crise de l’eau potable. Il s’agit du recours à une variété de sources alternatives et de l’usage des moyens divers et variés de conservation de l’eau.
Les différentes stratégies citadines sont à l’origine du développement d’une économie rentière avec l’implication de nouveaux acteurs : les commerçants de récipient, les conducteurs de tricycle et de moto taxi, les puisatiers les prestations de service fournis par ces derniers sont désormais prohibitifs. Par ailleurs des perturbations sont observées dans les habitudes des populations qui affectent désormais une partie de leurs temps à la recherche de l’eau. Ces perturbations occasionnent des retards sur les lieux de travail, des descentes précipitées dans les administrations etc. finalement cette situation conduit l’état de Côte d’Ivoire à engager des investissements dans le domaine des infrastructures hydrauliques dans la ville de Bouaké. Il est de nos jours plus que nécessaire qu’un suivi régulier des ressources en eau et les infrastructures soit mené afin d’assurer à la ville de Bouaké une disponibilité durable de l’eau potable.
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Auteurs
1Laboratoire Villes Sociétés et Territoires (Labo VST), Docteur Maître Assistant en Géographie, Université Alassane Ouattara (Côte d’Ivoire), tchankonybi@yahoo.fr
2Laboratoire Villes Sociétés et Territoires (Labo VST), Doctorant en Géographie, Université Alassane Ouattara (Côte d’Ivoire), ibadely12@gmail.com
3Laboratoire Villes Sociétés et Territoires (Labo VST) Docteur en Géographie, Université Alassane Ouattara (Côte d’Ivoire), kouakoungs@yahoo.fr