Yamoussoukro, une capitale victime du « syndrome » des morcellements des réserves foncières administratives

Résumé

Au lendemain de l’indépendance en 1960, l’État ivoirien soucieux d’offrir à sa population un urbanisme de qualité a doté la plupart des villes d’outils de planification urbaine dont le Schéma Directeur d’Urbanisme. Cet outil, définissant les grands axes de développement de la ville et ses principales structures en indiquant les zones constructibles ainsi que les réserves pour les équipements publics n’est plus respecté à Yamoussoukro. Les réserves foncières administratives font souvent l’objet de lotissement et vendues à des acquéreurs. Pour conduire cette étude, diverses techniques et démarches méthodologiques ont été utilisées. L’étude vise à analyser le niveau de désaffectation des réserves foncières administratives et ses impacts sur les besoins futurs de la capitale politique et administrative. Pour atteindre cet objectif, la collecte de données s’est appuyée sur la recherche documentaire, l’interview à l’aide d’un guide d’entretien auprès des gestionnaires du foncier urbain et l’observation directe de l’état actuel des réserves administratives. Il ressort des résultats que la ville de Yamoussoukro est en proie aux morcellements des réserves foncières administratives : 24,48% des réserves ont été morcelées contre 75,52% disponibles. En outre, 49,70% des réserves morcelées ont suivies une procédure de déclassement contre 50,30% d’occupations illicites. Ces désaffectations s’expliquent par la croissance démographique à l’origine de la forte demande en lots et les effets de la perspective du transfert effectif de la capitale. Cette situation pourrait compromettre la réalisation des équipements pour les futurs besoins de la capitale.

Abstract

Following independence in 1960, the Ivorian state, anxious to offer its population quality urban planning, provided most cities with urban planning tools, including the Schéma Directeur d'Urbanisme. This tool, which defines the main development axes of the city and its main structures by indicating the buildable areas as well as the reserves for public facilities, is no longer respected in Yamoussoukro. Administrative land reserves are often subdivided and sold to buyers. To conduct this study, various techniques and methodological approaches were used. The study aims to analyse the level of disuse of administrative land reserves and its impact on the future needs of the political and administrative capital. To achieve this objective, data collection was based on documentary research, interviews with urban land managers using an interview guide, and direct observation of the current state of the administrative reserves. The results show that the city of Yamoussoukro is plagued by fragmentation of administrative land reserves: 24.48% of the reserves have been fragmented as against 75.52% available. In addition, 49.70% of the parcelled out reserves have undergone a decommissioning procedure as against 50.30% of illicit occupations. These disallocations are explained by the demographic growth that has led to a strong demand for plots and the effects of the prospect of the effective transfer of the capital. This situation could compromise the realisation of facilities for the future needs of the capital.

Introduction

L’un des faits marquants du XXIème siècle qui touche l’humanité toute entière est sans aucun doute, le phénomène de l’urbanisation galopante. Toutes les régions en voie de développement, notamment en Afrique, dans les Caraïbes et dans le Pacifique, compteront en 2030 plus de personnes vivant en milieu urbain qu’en milieu rural (ONU-Habitat, 2012, p. 4). Cette urbanisation diffuse et incontrôlée observée dans ces pays soulève de nombreuses préoccupations dont la question de la gouvernance foncière qui représente un défi au regard de la rapide expansion urbaine. Aujourd’hui, autour des centres urbains, à l’abondance d’espace d’antan, succède une rareté du foncier se traduisant par une compétition pour la terre et des tensions entre acteurs en présence (Commission d’enquête parlementaire, 2016, p. 5). En Côte d’Ivoire, le milieu urbain caractérisé par un accroissement rapide de sa population rencontre également de nombreux problèmes de gestion foncière (Banque Mondiale, 2016, p.10). Pourtant au lendemain de l’indépendance, l’État s’est fixé pour objectif de rendre le développement des villes plus cohérentes. Pour y parvenir, la Côte d’Ivoire s’est dotée d’un ensemble de textes législatifs et réglementaires afin de fixer le cadre de l’aménagement urbain. Elle s’est aussi appuyée sur des outils d’aménagement et de planification spatiale, à travers l’élaboration de plans quinquennaux d’aménagement du territoire (Banque Mondiale, 2016, p.67). En outre, pour une organisation rationnelle de l’espace, le Schéma Directeur d’Urbanisme (SDU) a été consacré en Côte d’Ivoire par la directive n°94-01 du 21 Novembre 1994 du ministère de la Construction et de l’Urbanisme. C’est un outil ayant pour objet de garantir l’organisation rationnelle de l’espace, en servant de cadre de référence aux politiques d’aménagement et de protection et en définissant les grands axes de développement de la ville, ses principales structures et en indiquant les zones constructibles ainsi que les réserves pour les équipements publics (E. C. OUOMPIE, p.87).

Aujourd’hui, dans la plupart des villes ivoiriennes, cet outil de planification urbaine bien qu’opposable à tous est constamment mis en veilleuse par des acteurs de la chaîne foncière.

Yamoussoukro, la capitale politique et administrative située au centre de la Côte d’Ivoire en est une illustration. Les réserves administratives destinées aux équipements futurs de la ville sont devenues des parcelles prisées par des lotisseurs. Pourtant, cette ville, autrefois exceptionnelle par la qualité de son urbanisme, a été dotée dès 1986 de son premier schéma directeur d’urbanisme régulièrement actualisé. Puis, la signature du décret n° 97-177 du 19 mars 1997 portant approbation et déclaration d’utilité publique du périmètre du projet d’urbanisation de la ville de Yamoussoukro couvrant une superficie de 27 750 ha.

En dépit de la richesse du dispositif institutionnel et juridique existant en Côte d’Ivoire pour rendre le développement des villes plus cohérente, force est de constater que les réserves foncières administratives sont régulièrement détournées car morcelées à des fins d’habitation au détriment de leurs affectations initiales prévues par le Plan d’Urbanisme Directeur (PUD). Le problème soulevé par cette recherche est celui de la désaffectation continue des réserves foncières administratives de la ville de Yamoussoukro malgré l’existence des textes règlementaires.

La question centrale qui fonde cette recherche est de savoir : Quel est le niveau de désaffectation des réserves foncières administratives et ses implications sur les besoins futurs de la capitale politique et administrative? Cette étude vise à analyser le niveau de désaffectation des réserves foncières administratives et ses impacts sur les besoins futurs de la capitale politique et administrative.

Pour atteindre cet objectif, l’étude va d’abord faire l’état des lieux des réserves foncières administratives de la ville de Yamoussoukro, ensuite, déterminer les facteurs explicatifs du morcellement des réserves foncières d’équipements de la ville de Yamoussoukro et enfin, analyser les effets induits du morcellement des réserves foncières d’équipements sur les besoins futurs de la ville de Yamoussoukro.

1.Méthodologie de l’étude

La méthodologie de cette étude comprend la présentation de la zone d’étude et les méthodes de collecte et d’analyse des données.

1.1.Présentation de la zone d’étude

Yamoussoukro, la capitale politique et administrative de la Côte d’Ivoire est localisée au centre du pays. Cette ville est située à 248 km au nord de la capitale économique, Abidjan (figure 1).

Fig9_1.png

Yamoussoukro s’étend sur une superficie de 12 400 ha en 2020 (Direction Régionale de la Construction du Logement de l’Assainissement et de l’Urbanisme de Yamoussoukro, 2020) pour 212 670 habitants en 2014 (RGPH, 2014), soit une densité de 18 habitants/ha. Yamoussoukro est limitée par les départements suivants : au nord par Tiébissou, au nord-ouest par Bouaflé, au sud par Oumé et Toumodi et à l’est par Attiégouakro.

1.2.Méthodes de collecte et d’analyse des données

La collecte des données s’est faite en deux étapes : la recherche documentaire et l’enquête de terrain. Dans le cadre de la recherche documentaire, des ouvrages traitant de l’urbanisation en général et ceux se rapportant à la gouvernance des réserves foncières en Côte d’Ivoire ont été consultés. La recherche documentaire a permis la collecte de données démographiques issues des différents recensements Généraux de la Population et de l’Habitat (RGP, 1975 et RGPH, 1988, 1998, 2014) de l’Institut National de la Statistique (INS) de Côte d’Ivoire. Par ailleurs, des mémoires, des thèses, des rapports d’étude, des communications présentées lors des séminaires et des articles de revues qui ont un lien avec le sujet ont été consultés. Ces consultations bibliographiques ont permis de connaître l’évolution spatiale et démographique. Pour l’enquête de terrain, le 23 octobre 2020, un entretien a eu lieu avec le chef d’antenne du guichet unique du foncier et de l’habitat de la Direction Régionale de la Construction du Logement de Yamoussoukro. Cet entretien a consisté à collecter des informations relatives à la superficie totale des réserves foncières de la ville, aux réserves déclassées et celles morcelées sans être déclassées. Par ailleurs, une observation directe à l’aide d’une carte du Plan d’Urbanisme Directeur d’Urbanisme (PUD) de la ville de Yamoussoukro a été utile (figure 2).

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La figure 2 a permis de faire l’état des lieux des réserves foncières existantes en faisant ressortir celles qui ont été détournées de leurs affectations initiales. À partir de la carte du plan d’urbanisme directeur de la ville de Yamoussoukro, les différents types de réserves administratives ont été recensés. Ensuite, les quartiers de la ville ont été parcourus afin de vérifier sur le terrain à l’aide de cette carte, les informations extraites des documents et des entretiens. Cette visite de terrain était suivie de prises de vue de certaines réserves désaffectées. Vu, le nombre important des réserves administratives prévues par le Schéma Directeur d’Urbanisme (SDU), l’étude s’est appuyée sur celles situées dans le périmètre urbain. Enfin, l’accent a été mis sur les réserves destinées aux équipements futurs de la capitale politique et administrative. Les critères de choix de ces réserves sont la typologie, la superficie, la localisation et l’état actuel de la réserve. La méthode choisie est essentiellement basée sur l’observation de l’état des réserves situées dans la ville. Le traitement statistique des données recueillies a permis de réaliser des tableaux et figures (des diagrammes et des courbes d’évolution) à l’aide des logiciels Excel. Les cartes ont été élaborées à l’aide du logiciel Qgis 2.8. Alors que le logiciel Google Earth Pro a servi à calculer des superficies des réserves.

2. Résultats

La présentation des résultats se structure en 3 parties que sont : l’état des lieux des réserves foncières de la ville de Yamoussoukro, les facteurs explicatifs des morcellements des réserves foncières et les implications des morcellements des réserves foncières d’équipements sur les besoins futurs de la ville de Yamoussoukro.

2.1. Des réserves foncières en proie aux morcellements

La ville de Yamoussoukro dispose de nombreuses réserves foncières pour les projets futurs de la capitale politique et administrative. Il s’agit d’une part, de faire l’état des lieux des réserves foncières de la ville et d’autre part, de présenter les types de réserves détournées.

2.1.1. L’état de lieux des réserves foncières de la ville de Yamoussoukro

Plusieurs types de réserves foncières existent dans la ville de Yamoussoukro pour la réalisation des projets futurs de la capitale politique et administrative. Le tableau 1 présente l’état des lieux des réserves foncières de la ville de Yamoussoukro.

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Les données du tableau 1 indiquent que la superficie des réserves pour équipements projetés et équipements existants de la ville de Yamoussoukro est de 1 736, 324 ha. Sur ce total, la superficie morcelée (déclassée ou non) est de 424, 995 ha, soit 24,48% contre 1 311,329 ha, soit 75,52% de la superficie préservée dont 314,742 ha constitués d’équipements existants, soit 20%. Ces réserves foncières présentent des états de désaffectation différents. Celles ayant pour le moment été épargnées par les morcellements occupent une superficie de 95,684 ha, soit 6,73% contre 1 325,898 ha, soit 93,27% touchées à des degrés divers. Certaines sont totalement morcelées quand d’autres le sont partiellement. Sur une superficie totale morcelée de 424,995 ha, les réserves déclassées représentent 211,223 ha, soit 49,70% contre 213, 773 ha pour les réserves non déclassées mais morcelées, soit 50,30% de la superficie totale morcelée. Les réserves détournées de leurs affectations initiales selon le PUD sont diverses.

2.1.2. Des réserves pour les équipements projetés morcelées à des degrés divers

De nombreuses réserves ont été détournées de leurs affectations initiales. Toutefois, ces réserves désaffectées présentent des proportions diverses (figure 3).

Fig9_4.png

Les données de la figure 3 révèlent que les réserves morcelées qu’elles soient déclassées ou pas sont touchées par la désaffectation à des proportions diverses. Les réserves détournées de leurs affectations initiales selon le Plan d’Urbanisme Directeur (PUD) peuvent être classées en deux groupes en fonction de l’importance de leurs agressions. Le premier groupe est composé des réserves les moins touchées avec des taux de morcellement inférieurs à 10%.

Il s’agit des réserves pour la télécommunication, l’administration locale, la décharge et les équipements marchands. Le second groupe comprend les réserves les plus touchées avec des taux de morcellement supérieurs à 12% de la superficie totale morcelée. Ce sont respectivement: les équipements culturels (18,19%), les espaces verts (16,22%), les équipements scolaires (15,09%), les logements d’astreinte (14,89%) et les équipements de santé avec 12,17% en témoignent la photo 1.

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L’observation de la photo 1 met en évidence l’une des ouvertures de voie dans la partie déclassée de la réserve affectée à la construction de l’hôpital international de Yamoussoukro. Pour une superficie initiale de 115, 243 ha, 51,731 ha ont été déclassés et morcelés, soit 44,98 % contre une superficie restante de 63,512 ha, soit 55,12%. Ce lotissement réalisé en novembre 2020 fait partie des dernières réserves en proie au morcellement dans la ville. Cette situation découle de nombreux facteurs.

2.2. Les facteurs explicatifs du morcellement des réserves foncières

Les facteurs à l’origine du morcellement des réserves foncières sont nombreux. Ces désaffectations sont liées à la croissance démographique, aux impacts du projet du transfert effectif de la capitale politique et administratif et au laxisme des autorités en charge de la gestion du foncier.

2.2.1. Une croissance démographique à l’origine du morcellement des réserves foncières

La ville de Yamoussoukro connaît une croissance démographique continue depuis l’indépendance en 1960. Cette situation est à l’origine de l’augmentation des besoins en terrain à bâtir (figure 4).

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L’observation de la figure 4 montre que la ville de Yamoussoukro connaît une croissance continue depuis 1965. De 1965 à 1975, la population a quadruplé car elle est passée de 8 020 habitants en 1965 à 37 253 habitants en 1975, soit un taux d’accroissement moyen annuel de 16,60% (RGP, 1975). Cette croissance s’est poursuivie et la population a doublé sur la période de 1975 à 1988. En effet, la population est passée de 37 253 habitants en 1975 à 106 786 habitants en 1988, soit un taux de croissance moyen annuel de 8,44% (RGPH, 2014). Cependant, sur la décennie de 1988 à 1998, on assiste à un ralentissement de la croissance démographique. La population est passée de 106 786 habitants en 1988 à 155 803 habitants en 1998, soit un taux d’accroissement moyen annuel de 3,85%. Malgré la baisse, ce taux demeure élevé par rapport à la moyenne nationale qui est de 3,3% (RGPH, 2014). Le ralentissement s’explique par la crise économique qui a frappée de plein fouet l’économie ivoirienne à partir des années 1980. Celle-ci a contraint les autorités politiques du pays à mettre fin aux grands chantiers ouverts qui attiraient des populations en quête d’emploi. (A. DUBRESSON ET S. JAGLIN, 1993, p.19). Enfin, sur la période de 1998 à 2014, la tendance est toujours baissière car la population est passée de155 803 habitants à 212 670 habitants, soit un taux d’accroissement moyen annuel de 2%. Malgré, cette tendance générale décroissante, il est important de relever que la population a connu une augmentation sur la période de 2002 à 2012 avant de ralentir. En effet, la population urbaine selon les estimations a atteint 243 000 habitants en 2012, soit un taux d’accroissement moyen annuel de 3,22% (District Automne, 2013, p.10). Cette croissance de la population est liée à l’afflux des déplacés de guerre de la crise politico-militaire de 2002. Yamoussoukro, ville carrefour située en zone sous contrôle gouvernementale a accueilli de nombreuses personnes fuyant les zones assiégées. Par la suite, le rythme va baisser avec le retour des déplacés après la signature de l’accord de Ouagadougou du 4 mars 2007 qui a permis de ramener la paix. En s’appuyant sur le taux d’accroissement qui est de 2% sur la période de 1998 à 2014, la population devrait toujours croître et atteindre 239 500 habitants en 2020 et 291 950 habitants à l’horizon 2030. Cette croissance démographique soutenue induit une augmentation des besoins en terrains à bâtir. À cela s’ajoute l’impact du projet du transfert effectif de la capitale politique et administratif .à Yamoussoukro.

2.2.2. La désaffectation des réserves administratives liée aux impacts du projet du transfert effectif de la capitale politique et administrative

Érigée en capitale politique et administrative par la loi n° 83-242 du 22 mars 1983, Yamoussoukro, ne jouit pour le moment pas de ses attributs. La création en 2002 du Programme Spécial de Transfert de la Capitale à Yamoussoukro (PSTCY) a donné un coup d’accélérateur au projet du transfert effectif de la capitale politique et administrative. Les objectifs assignés à cette unité sont la réalisation de 52 projets dans la Zone Administrative et Politique (ZAP), la construction de la maison des députés en 2008 et l’ouverture du chantier de la construction du palais présidentiel. Ce projet a eu pour effet de mettre sous pression le marché foncier local. C’est dans ce contexte que les propriétaires terriens qui ont cédé leurs terres à la suite du décret n° 97-177 du 19 mars 1997 portant approbation et déclaration d’utilité publique du périmètre du projet d’urbanisation de la ville de Yamoussoukro ont estimé  n’avoir pas été suffisamment indemnisés à l’époque. Ils pensent avoir été sacrifiés sous l’autel du développement de la ville. En effet, la flambée du marché foncier actuel fait le bonheur des propriétaires terriens qui disposent encore des terres à lotir. Tous ces facteurs poussent des propriétaires terriens  à réaliser des lotissements sur des espaces affectés aux réserves administratives au mépris des prescriptions du Plan d’urbanisme Directeur (PUD). Tout ceci se fait sous le regard passif, voire complice des autorités en charge de la gestion du foncier. En outre, l’administration éprouvant des difficultés à trouver des terres procèdent souvent à des désaffectations des réserves pour réaliser des lotissements destinés aux acquéreurs. Toutes ces pratiques tendent à compromettre dans le futur, la réalisation des équipements pour le développement de la capitale politique administrative.

2.3. Les effets induits de la désaffectation des réserves sur la réalisation des équipements futurs de la capitale politique et administrative

Il s’agit de faire ressortir d’une part, les menaces sur la réalisation des équipements futurs de la capitale politique et administrative et d’autre part, faire une esquisse de propositions pour la sauvegarde des réserves foncières de la ville.

2.3.1. De nombreuses menaces relatives à la réalisation des futurs équipements

La réalisation de certains équipements futurs pour le développement harmonieux de la capitale s’avère difficile, voire impossible au regard de l’indisponibilité de certaines réserves (tableau 2).

Fig9_7.png

Le tableau 2 fait ressortir une typologie des réserves sauvegardées et leurs superficies. Sur une superficie totale de réserves estimée à 1 736, 324 ha selon le Plan d’urbanisme Directeur de la ville de Yamoussoukro, 314,742 ha comportent déjà des équipements, soit 18,13% de l’ensemble des réserves. En outre, 424,995 ha ont été morcelés, soit 24,48% de l’ensemble des réserves. En 2020, la superficie des réserves disponibles dans la ville est de 996,587 ha, soit 57,39% de la superficie totale des réserves. Mais, ce chiffre cache de réelles disparités au niveau de la répartition de ces réserves par équipement. En effet, en dehors des équipements scolaires qui disposent encore des réserves importantes (71% des réserves disponibles), les autres ont des proportions inférieures à 10%, quand d’autres n’en disposent plus. L’importance des réserves scolaires s’explique par le fait que le Président, Félix Houphouët-Boigny, concepteur de la ville a attribué à la ville une vocation scolaire et universitaire.

Les réserves pour les équipements culturels et de télécommunication ont été entièrement loties. Il n’en reste plus rien. Au niveau de la réserve destinée aux équipements culturels, notamment la zone artisanale située à de Kokrenou a été morcelée et entièrement bâtie. La réserve administrative du Golf en face de l’hôtel du golf destinée au tourisme, aux foires internationales sont menacées de lotissement. Les sites prévus pour la réalisation de la maison de la culture, la maison d’exposition ont été lotis. Ces équipements auront du mal à être réalisés dans le futur vu que les espaces à eux affectés ont été détournés. Il en est de même pour le site de l’hôpital International dont une partie a été déjà émietté. Pourtant, le transfert effectif de la capitale drainera certainement une population importante. Dès lors, la capitale aura besoin d’un hôpital de niveau tertiaire comme un Centre Hospitalier Universitaire (CHU). La situation des réserves pour l’administration locale et des logements d’astreinte n’est pas aussi reluisante. En effet, les réserves pour l’administration locale et les logements d’astreinte disposent respectivement de 0,88% et 1,86% de l’ensemble des réserves disponibles. Or, si le transfert est effectif, la croissance démographique qui va s’ensuivre nécessiterait la construction des services et des logements d’astreinte pour le personnel administratif. Au total, la désaffectation des réserves risque d’entraver le transfert effectif de la capitale. Des mesures urgentes s’avèrent nécessaires pour stopper la propagation de ce phénomène nouveau dans la capitale politique.

2.3.2. Une esquisse de propositions pour la sauvegarde des réserves foncières de la ville

Pour freiner le morcellement des réserves, les mesures suivantes pourraient être prises. Les autorités coutumières méritent d’être sensibilisées sur les sanctions qu’elles encourent en morcelant sans déclassement une réserve administrative. Sensibiliser également les acquéreurs sur les risques qu’ils prennent en achetant un lot issu d’une réserve administrative qu’elle soit déclassée ou non. Au niveau des pouvoirs publics, il faut éviter les déclassements fantaisistes des réserves foncières pour contenter certaines autorités et penser plutôt à l’intérêt général en préservant ces espaces et réaliser les équipements qui ont été affectés. Tous les lotissements réalisés sur des réserves ne doivent pas êtes approuvés car frappés de servitude. Faire un répertoire de toutes les réserves foncières non bâties de la ville. Ensuite, les délimiter par des bornes et l’implantation de grands panneaux métalliques sur lesdits espaces en y portant les inscriptions suivantes : Mairie de Yamoussoukro, réserve administrative, quartier de la ville/village, nature de la réserve (équipement projeté), lot ou îlot et la superficie de la réserve. Pour les lotissements déjà bâtis, l’État doit jouer la carte de la fermeté en ne délivrant aucun titre de propriété sur ces lots. Enfin, procéder au déguerpissement et à la destruction de toutes les constructions situées sur des réserves sans dédommagement des occupants. Le cas des villages de Sinzibo et de N’guessankro situés sur des réserves foncières de l’Institut National Polytechnique Houphouët-Boigny (INP-HB) déguerpis manu militari en octobre 2020 devrait servir d’exemple (planche 1).

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L’observation de la planche photo 1 montre sur la photo 2 des constructions de l’ancien village Sinzibo avant l’opération de déguerpissement. En arrière-plan, les arcades des bâtiments de l’Ecole Nationale Supérieure des Travaux Publics (ENSTP) sont à peine visibles car voilées par les constructions du village. Alors que la photo 3 montre des tas de gravats témoignant du passage des bulldozers dans l’ex. village de Sinzibo pour libérer la réserve occupée illégalement depuis des décennies. Par ailleurs, une autre réserve située en face de l’INP-HB centre continue d’être occupée par le village de Djahakro (photo 4).

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L’observation de la photo 4 montre des habitats du village de Djahakro situé sur la réserve affectée à la technopole de l’INP-HB. Ce village devenu un quartier précaire au regard des matériaux de construction utilisés (bâche noire, paille, banco, etc.) abrite des écoles primaires et des centres de santé. L’architecture de ce quartier contraste avec la politique d’aménagement résolument moderniste avec des infrastructures et équipements haut de gamme de la ville de Yamoussoukro. Selon les résultats de nos enquêtes, ce quartier occupait en 2020, une étendue de 52,669 ha, soit 7,29% de la superficie initiale de la réserve qui est de 722, 3600 ha. Des mesures urgentes s’imposent pour si possible freiner son extension afin de le restructurer ou simplement procéder à son déguerpissement.

3. Discussion

L’étude a relevé que les réserves foncières de Yamoussoukro, la capitale politique sont en proie à des morcellements. Les facteurs à l’origine de la désaffectation sont imputables à la croissance démographique à l’origine d’une augmentation des besoins en terrain à bâtir, mais surtout aux impacts du projet de l’effectivité du transfert de la capitale. Enfin, l’étude a montré que les désaffectations des réserves en cours pourraient compromettre la réalisation des futurs équipements de la capitale.

3.1. Yamoussoukro, une capitale en proie aux morcellements de ses réserves foncières

Les résultats de l’étude sont identiques à ceux obtenus par K.P. YAO (2011, p.32) soutenant qu’à Yamoussoukro, certaines parcelles prévues pour les équipements ou les espaces verts ont souvent changé de destination sans avoir fait l’objet de procédure de déclassement. Dans la commune d’Abomey-Calavi, des réserves foncières affectées à la construction des infrastructures sociocommunautaires et à l'embellissement ont été détournées de leur fonction de départ, morcelées et vendues à des acquéreurs (A. G. GLELE, 2015, p. 300). Les six municipalités de la métropole malienne ont aussi procédées aux réaffectations des réserves destinées aux espaces verts (M. BERTRAND, 2012, p.5). Les résultats de l’étude sont également en phase avec ceux obtenus par A. G. DIEME et al. (2018 p. 101) dans leurs travaux sur la production foncière de la ville de Bouaké affirmant que 80 % des réserves foncières administratives de la ville ont été morcelées et vendues à des fins d’habitation. Au Burkina-Faso par exemple, ce sont des réserves affectées à des espaces verts, aux réserves administratives et aux extensions au nombre de 592 qui ont été dégagées, morcelées et attribuées dans des conditions opaques à des particuliers (Commission d’Enquête Parlementaire, 2016, p.56). Dans la commune d’Abomey-Calavi, des cabinets de géomètres experts s’octroient frauduleusement une partie des réserves foncières avant la clôture des opérations de lotissement, de voirie et de recasement (A. G. GLELE, 2015, p.298).

3.2. Une désaffectation due à la croissance démographique et au transfert de la capitale

Les résultats de l’étude sont conformes à ceux de la Banque Mondiale (2016, p.10) quand elle attribue la désaffectation à la forte demande en logements poussant les autorités coutumières à procéder à des lotissements qui s'intègrent pas nécessairement dans les schémas directeurs d'urbanisation des villes. A. C. YAPI et A. G. KAKOU (2020, p.307) expliquent ces désaffectations par la perspective du transfert effectif de la capitale politique et administrative et l’afflux des déplacés de guerre lors de la crise politico-militaire de 2002-2011 qui ont augmenté les besoins en logement. En outre, l’administration après avoir déclarée la ville de Yamoussoukro périmètre d’utilité publique en 1997, n’a pas opéré convenablement la purge des droits coutumiers (Banque Mondiale, 2016, p.34). Alors, les populations se considèrent toujours comme les véritables propriétaires des terres comprises à l’intérieur. Cependant, A. G. DIEME et al. (2018 p. 264) dans leur étude sur la ville de Bouaké pointent plutôt du doigt la lenteur dans la réalisation des projets sur ces réserves ainsi que la longue période de crise qu’a traversée la ville, qui ont poussé des propriétaires terriens en complicité avec l’administration précaire qui s’était constituée à les morceler. La Banque Mondiale (2016, p.34), accuse au contraire le chevauchement des compétences exercées par plusieurs autorités (villageoises, municipales, districts, ministère en charge de la construction, ministère de l'agriculture). Ensuite, les résultats de l’étude confortent ceux de la Banque Mondiale (2016, p.67) indiquant qu’en Côte d’Ivoire, les outils de planification urbaine bien qu’existant ne sont pas appliqués par les autorités locales. Par contre, dans la commune d’Abomey-Calavi, les autorités détournent les réserves affectées à l’embellissement, les morcellent et les vendent pour des questions d’augmentation du budget de la commune (A. G. GLELE, 2015, p. 300).

3.3. De réelles menaces sur la réalisation des équipements futurs de la capitale politique

Les résultats de l’étude sont conformes à ceux de A. G. GLELE (2015, p. 346), car écrivant que les pratiques de désaffectation dans la commune d’Abomey-Calavi peuvent bloquer les travaux d'ouverture de voies, de connexion au réseau électrique et d'adduction d'eau. Pour ce qui est des suggestions, nos résultats sont en accord avec ceux obtenus par la Commission d’Enquête Parlementaire (2016, p 78) qui propose la prise en urgence des mesures conservatoires pour empêcher tout investissement sur la réserve administrative morcelée, envisager le retrait des parcelles issues du morcellement et l’engagement de poursuites disciplinaires et judiciaires à l’encontre des fautifs. Enfin, l'administration locale devrait procéder à l'immatriculation et à l'enregistrement de la Direction Générale des Impôts et des Domaines (DGID) des réserves encore disponibles au nom de la mairie d’Abomey-Calavi afin de les sécuriser pour y ériger des infrastructures attrayantes (A. G. GLELE, 2015, p. 332).

Conclusion

Au terme de l’étude, il ressort que Yamoussoukro, la capitale politique et administrative est confrontée à une récurrente désaffectation des réserves administratives, le plus souvent, sans suivre la procédure officielle de déclassement. De nombreuses réserves sont morcelées et vendus à des acquéreurs. Les réserves pour équipements culturels et de télécommunication n’existent plus car entièrement morcelées. La croissance démographique, les impacts du projet de transfert effectif de la capitale et le laxisme des gestionnaires du foncier en sont les principaux facteurs. Ces détournements risquent de compromettre la réalisation des équipements projetés et porter un coup au développement harmonieux de la ville, d’où la prise des mesures urgentes pour mettre fin à ce désordre urbain. L’autorité pourrait procéder aux déguerpissements des espaces victimes de détournement, si l’on veut que Yamoussoukro assume pleinement son rôle de capitale politique et administrative de Côte d’Ivoire.

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Auteur

1Assistant, Université Alassane Ouattara de Bouaké (Côte d’Ivoire), atsecalvinyapi@gmail.com

 

 

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Date de parution
30 juin 2021